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1. Caricature et exagération graphique

1.1. Jeu sur les proportions anatomiques des personnages

1.1.1 Visages

La représentation des personnages ne vise pas le réalisme ou la vraisemblance, au contraire elle est plutôt stylisée et expressive, recherchant à traduire des émotions. C'est l'expression du personnage qui influence sa représentation et non l'inverse.
Selon le modèle de Tezuka, lui même influencé par le dessin animé disneyen, la morphologie des personnages obéit de près ou de loin au style Kawai (mignon) : tête ronde, souvent disproportionnée par rapport au reste du corps, yeux agrandis (miroir de l'âme, siège de l'expressivité), plus hauts que larges, aux pupilles arrondies avec une surface importante accordée à leurs reflets, la chevelure est souvent très importante et significative d'un caractère, le nez absent, le menton court et arrondi, etc. Mais ce visage dont on perçoit déjà que les capacités expressives prévalent sur une vraisemblance physique, est loin de garder sa constance. Il peut présenter à différents moments du récit des différences de proportion et de représentation stylistique. Car le personnage de manga, un peu comme dans le dessin animé, a la particularité d'avoir un visage et un corps élastiques qui se prêtent à toutes les déformations et transformations.

Toriyama Akira, Docteur Slump (vol.3 p.140), Glénat.

Toriyama qui aime à jouer avec les codes du manga met en scène un personnage capable de maîtriser - un court instant- ses propres métamorphoses physiques.

Ainsi, le mangaka n'hésitera pas à déformer à outrance des personnages soumis à une émotion ou un effort : les japonais sont friands de ce genre de mutations qui correspondent à un code humoristique. L'exagération graphique (proche des procédés du dessin animé d'humour) sert le récit tout en cherchant la complicité toute acquise du lecteur qui apprécie voire attend ces procédés souvent humoristiques.

Aoyama Gosho, Detective Conan (vol.1, p.76), Kana.

Sous l'effet d'un coup de colère, juste le temps d'une case, l'inspecteur enfle démesurément écrasant le malheureux petit Conan, etc.

1.1.2. Corps

Incontournables dans la bande dessinée à dominante humoristique, ces altérations expressives se trouvent aussi dans des récits plus réalistes.
Dans L'histoire des 3 Adolf, Tezuka ne peut s'empêcher d'allonger les jambes qui courent, les corps qui se penchent, les bras qui se tendent, etc. L'effet zoom qui consiste à grossir démesurément un élément proche exagère les lois et les effets de la perspective. Souvent alliés à des cadrages serrés, avec des effets de sorties de cadre, ce procédé accentue la force expressive du dessin.

Tezuka Osamu, L'Histoire des 3 Adolf (vol.1, p.30), Tonkam.

Observez les déformations des corps des personnages : le doigt grossi en avant-plan, le corps de Sohéï qui s'étire, ses jambes qui s'allongent.

Ouvrage collectif, Osamu Tezuka, biographie, vol4, p.55, Casterman.

Tezuka explique à ses assistants comment accentuer l'expressivité d'un dessin.

1.1.3. Super Deformed

Le jeu sur les proportions du personnage peut devenir un style graphique en soi : le Super Deformed. C'est ainsi qu'on qualifie un personnage brutalement rétréci, écrasé en hauteur, mais qui conserve la taille de sa tête qui parait énorme avec de gros yeux (la tête représentant alors un tiers des proportions totales). C'est une façon de marquer le ridicule d'un personnage en lui attribuant des caractères physiques enfantins. Le SD traduit soit la honte ou le ridicule éprouvé par un personnage à un moment précis, soit c'est une intervention de l'auteur qui cherche volontairement à ridiculiser un personnage aux yeux de son lecteur. Le SD est un emprunt tylistique au Yon-koma, forme brève du manga en quatre cases appartenant au registre comique (proche du comic strip). Source d'humour, ce procédé témoigne de la grande souplesse graphique du manga.

Un couple tel qu'il apparaît habituellement :

Takahashi Shin, Larme ultime (vol.1, p.19), Delcourt.

Le même couple représenté en SD :

Takahashi Shin, Larme ultime (vol.1, p.44), Delcourt.

1.2. Jeu sur les styles graphiques

Cette liberté graphique est aussi repérable dans l'hétérogénéité stylistique qui s'exerce à l'intérieur d'une même page, voire d'une même image. Plus qu'un effet du travail en équipe (on pourrait penser que les différents styles des assistants ont du mal à s'accorder), le mélange des styles est un choix affirmé et revendiqué du manga. Il est courant de voir évoluer, dans un décor fouillé, minutieux et réaliste -de nombreux décors sont réalisés à partir de photos- des personnages stylisés ou caricaturaux.

Tezuka Osamu, Bouddha (vol. 1, p.322), Tonkam.

Le mangaka associe sans aucune gêne représentations réalistes et caricaturées, jouant sur les ruptures de ton, la connotation et le jeu parodique de ses images. Et puisque c'est l'émotion du personnage qui induit sa représentation graphique, on comprend que toutes les combinaisons représentatives sont possibles.
Ainsi, la transformation physique des personnages s'accompagne, pour plus d'effets, d'un changement de style graphique.

Takahashi Shin, Larme ultime (vol.1, p.21), Delcourt.
Toriyama Akira, Docteur Slump (vol.9, p.13), Glénat.

Quand Docteur Slump se prend au sérieux, il prend un visage de circonstance, plus réaliste. Mais il retrouve, une image plus loin, son apparence habituelle, etc.

1.3. Jeu de scène, humour et distanciation

L'exagération graphique, traduction picturale de l'hyperbole, peut également se manifester par des mises en scènes grotesques qui jouent sur la démesure de réactions très ponctuelles de personnages. Le dessin peut alors suivre des expressions à la lettre : rire à se rouler par terre est dessiné au sens littéral comme exploser de colère, fulminer ou encore tomber à la renverse.

Hashiguchi Takashi, Yakitate !! Ja-pan (vol.1, p.137), Delcourt.

Cette déformation graphique du corps des personnages et cette exagération des situations très présente dans le manga d'humour et dans le shônen, est souvent absente du seinen manga. Les personnages plus détaillés physiquement et qui évoluent dans des contextes plus réalistes (Monster, Say Hello to Black Jack, Zipang, etc.) ne sont pas soumis à ces métamorphoses. L'auteur préfère s'effacer discrètement derrière son récit et n'intervient jamais sous forme d'apartés.
Par contre, cette présence affirmée de l'auteur, très courante dans le shônen et shôjo manga, et cette volonté d'entretenir une complicité avec le lecteur peut se manifester de façon très appuyée. En effet, l'auteur n'hésitera pas à apparaître dans les marges, soliloquant, donnant son point de vue sur les personnages, pointant leur incompétence ou leur ridicule, s'interrogeant sur leurs motivations, leur donnant même la parole en coulisses, etc. le mangaka se prend rarement au sérieux : il aime à jouer avec le sens de l'humour de son lecteur, à compromettre le pacte de lecture, lui rappelant sans cesse que ce qu'il lit n'est qu'un manga et qu'il n'a pas d'autre prétention que de lui faire passer un bon moment.

1.4. Jeu sur les codes de la bande dessinée

En détournant les codes de la bande dessinée, le mangaka s'amuse à déconstruire ce qui fonde son langage, le système même des cases. (Ce jeu, présent aussi dans la bande dessinée européenne, se limite plutôt à la bande dessinée d'humour). Très utilisé par Tezuka, ce procédé consiste à détruire et donc conséquemment à exhiber, les principes du langage séquentiel.
Trop à l'étroit dans leurs cases/cages, les personnages se cognent la tête contre les bords ou en déchirent la fragile membrane, passant ainsi subrepticement d'une case à l'autre, etc. Ou alors, les bords des cases, en se matérialisant dans le récit, permettent au personnage de s'y asseoir, de s'y agripper, de s'en servir comme accessoire ou comme décor, etc, etc. Les personnages semblent vouloir s'affranchir ainsi des contraintes imposées par le genre et prendre une existence autonome.

Tezuka Osamu, Bouddha (vol.1, p.374 et p.281), Tonkam.
Toriyama Akira, Docteur Slump (vol.3, p.42 et vol.9, p.66), Glénat.

La case est censée être un espace et un moment distincts de tous les autres. En rendant les cadres réels dans le récit et en y ménageant des trous temporels et des passages improbables, l'auteur casse le principe de fonctionnement du langage de la narration dessinée. De même, le personnage, qui est la créature de l'auteur, en « sortant du cadre », semble conquérir sa propre réalité.
Plus qu'une exploration du langage de la bande dessinée (telle que peut l'envisager la bande dessinée européenne), c'est une récréation, un clin d'oil adressé au lecteur qui n'a d'autre prétention que de le faire sourire par ce procédé de représentation et d'exhibition de la forme.

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2. Symboles et codes graphiques

2.1. Codes idéographiques

L'intérêt des mangakas pour l'expressivité et la lisibilité des images a permis l'élaboration au fil des années de codes idéographiques, raccourcis graphiques qui accentuent le pouvoir émotionnel et la signification des dessins. Ces signes ou symboles qui explicitent visuellement des actions ou des nuances de la vie intérieure des personnages en les exagérant jouent un rôle de texte tout en participant au dessin.
Conçus au gré de l'inventivité des mangakas, certains codes sont très courants et usités, et peuvent être alors détournés ou parodiés à l'envi. D'autres sont moins clairement définis et leur utilisation reste très libre selon chaque auteur.
Le magazine Animeland a proposé ainsi (pendant quelques années) une rubrique intitulée "Grapholexique "; destinée à éclairer les lecteurs sur ces codes usités dans les manga et dont les significations sont d'ailleurs loin d'être univoques ! C'est ainsi que l'on a pu apprendre à décrypter les " ombres d'épuisement "; marquant souvent les visages, comprendre pourquoi un nez disparaît soudainement d'un visage, faire le distinguo entre la goutte de gêne et la goutte de tension, ou saisir toutes les subtilités contenues dans des visages dessinés volontairement vides ou des yeux laissés blancs, etc.
La « goutte de gêne » fait partie des codes les plus courants : elle consiste en une goutte de sueur de taille anormalement grande qui exprime la gêne extrême chez le personnage qui la porte.

Yasawa Ai, Paradise kiss (vol.1, p.43), Kana.

Plutôt située sur la joue, elle peut aussi figurer sur le front du personnage.

La « veine de colère » qui marque le coup de sang brutal est aussi très fréquente. Ce code se présente sous la forme d'un gonflement des veines qui saillent sous la peau et forment un delta ou une croix stylisé. Elle se situe traditionnellement sur le visage, mais on peut la trouver aussi sur les membres ou les cheveux, etc. jusqu'à s'émanciper du personnage pour figurer dans la bulle. Si sa taille est exagérée, elle a souvent une connotation comique. Cet exemple montre que ce type de codes permet d'exprimer l'état d'esprit d'un personnage même quand celui-ci n'est pas représenté physiquement.

Jenny, Pink Diary (vol.1, p.73), Delcourt.
Takaya Natsuki, Ceux qui ont des ailes (vol.2, p.129), Delcourt.

2.2. Onomatopées, signes écrits ou dessinés

2.2.1 Les sons

Tous les sons, même anodins, sont exprimés par des signes, traduits en français le plus souvent par des onomatopées. Cette bande son des mangas qui envahit l'image s'avère parfois très bruyante et confuse pour le lecteur français.
Tout a priori dans le manga est sonorisé, même les actions en apparence les plus banales qui n'auront aucune incidence scénaristique (les pas d'un personnage qui marche, la sonnerie d'un passage piéton, une porte qui s'ouvre, une cuillère qui tourne dans une tasse à café, la pluie qui tombe, etc.). Discrets et faisant corps avec le dessin, ces signes japonais n'ont pas d'importance narrative mais présentent souvent un intérêt esthétique.

Jôji Akiyama, Illustration extraite de L'univers des mangas, T. Groensteen, Casterman.

Ce signe, onomatopée de la pluie battante (zâ zâ), de par sa verticalité, s'intègre parfaitement à la composition de l'image.

Ferragut Pierre, Japon ! Au pays des onomatopées (p.84), Editions Ilyfunet (Le Japon en poche).

Silence profond dans un mangakissa (lieu de lecture), etc. un ange passe (shiiin). L'horizontalité de ce signe, onomatopée évoquant le silence, symbolise la présence quasi palpable d'un calme diffus et serein.

Les onomatopées peuvent néanmoins -si une action est bruyante- envahir une ou plusieurs cases, accompagnant ou redoublant la dynamique des lignes de vitesse des personnages, se déformant conformément à la perspective et au sens du mouvement. Elles jouent alors un rôle de soutien graphique à la dramatisation et à la lisibilité de l'action.

Kishiro Yukito, Gunnm (vol.1, non paginé), Glénat.

La traduction des onomatopées est loin d'être aisée ; là où nous dirions boum, les japonais disent dokan, pour vlan, ils disent zuga. Faudra-t-il franciser ces sons ou les garder tels quels ? C'est probablement cette seconde option qui a dû être retenue dans l'Histoire des 3 Adolf, où on perçoit très vite l'inadéquation en français de ces expressions (le dadada des bottes allemandes n'est pas convainquant, etc.)

2.2.2. Les états physiques et émotifs

L'onomatopée japonaise ne se limite pas à simuler un bruit par l'imitation du son produit ; elle peut aussi traduire une ambiance, décrire un état physique ou un état d'âme qui, eux, sont silencieux (kutakuta indique la fatigue, kaa le rougissement, karakara, qu'on a très soif, etc.)
Elle jouent aussi un rôle d'adverbe, nuançant l'action représentée dans l'image (par exemple, jiiii signifie : regarder inquisitivement, en attendant quelque chose ; hisohiso : parler à voix basse, murmurer). Elles permettent d'expliciter de façon souvent humoristique les émotions du personnage. On comprend alors toute la difficulté qu'il y a à traduire ces gitaigo (mots qui indiquent un état), et par manque d'équivalent en français, les inexactitudes voire les contresens sont possibles.

Hotta Yumi et Obata Takeshi, Hikaru no go (vol.6, p.79), Tonkam.

Le personnage croise et salue un grand maître de go. Le terme « courbette », de par sa connotation comique, un peu ridicule, ne traduit pas ici l'esprit respectueux de cette inclination.

Par respect pour l'oeuvre et par risque de déséquilibre du dessin en cas de pur gommage, ces signes sont maintenus. Les maisons d'édition japonaises exigeant souvent la traduction intégrale des textes des mangas y compris les onomatopées, les versions françaises cherchent à transposer du mieux possible ces signes japonais en caractères français. Ce pari est loin d'être toujours réussi ! (Chaque éditeur a tenté de trouver une solution : Kana s'efforce de conserver l'onomatopée originelle avec une traduction sous titrée, Tonkam cherche le même nombre de lettres dans les deux langues pour ne pas modifier le dessin, etc.)

Le manga tend à rendre compte dans les dialogues du langage parlé et de son rythme (l'aspect oral y est plus poussé que dans la bande dessinée franco-belge). Les hésitations des personnages, les pauses et les silences sont marquées par différents signes (bulles avec points de suspension).

Tezuka Osamu, L'Histoire des 3 Adolf (vol.3, p.109), Tonkam.

Au moment de se quitter dans des conditions difficiles, les personnages, en proie à des sentiments confus, ne savent plus que se dire...Leur silence éloquent, lourd de sens est souligné par l'auteur.
Le fait qu'un personnage ne parle pas est aussi significatif que sa parole elle-même, surtout dans la culture japonaise où le non dit conserve une place primordiale dans les rapports sociaux.

2.3. Dynamisme des lignes

On peut distinguer plusieurs types de lignes utilisées dans les manga :
-les lignes de mobilité : habituelles dans la bande dessinée, elles visualisent la trajectoire d'objets ou de personnes dans l'espace.
-les lignes de focalisation : plus spécifiques du manga, elles rayonnent à partir du centre d'une case et explosent vers l'extérieur. En réduisant brutalement l'objectif, associées à un cadrage serré, elles focalisent l'attention du lecteur sur un élément précis. Elles sont souvent utilisées aussi pour soutenir un effet de choc ou de mouvement brutal.
-les lignes de mouvement : à l'instar des comics américains, le manga utilise volontiers des traits voire de larges bandes qui accentuent les effets de mouvement, de choc ou de puissance. Elles accompagnent le déplacement d'un personnage (ou d'un objet), sillonnant partiellement ou totalement la case (suivant le sens du mouvement). Plus elles seront denses, plus la vitesse sera rapide. Ces lignes peuvent s'interpréter comme la représentation des mouvements de l'air animé par le déplacement rapide d'un personnage ou d'un objet. Ou alors elles sous entendent et affirment que le personnage est si rapide, qu'à le suivre des yeux, il n'est plus possible de percevoir le décor en arrière plan.
Ces lignes jouent volontiers sur les lignes de perspective ou de composition de l'image, redoublant ainsi l'efficacité narrative et la lisibilité de l'image. (De nombreux exemples dans L'histoire des 3 Adolf, cf. 9 planches analysées de Tezuka.)
-les lignes d'arrière-plans : s'interprétant comme les arrière-plans codifiés, elles auront pour fonction d'accompagner un état d'âme d'un personnage. Tombant par exemple du haut d'une case, elles accentuent la tristesse ou la déprime ponctuelles d'un personnage.

2.4. La représentation de la vitesse et du mouvement

Comment donner l'illusion de la vitesse à partir d'un dessin qui ne bouge pas ? Associés aux lignes de mobilité et de mouvement, quelques procédés sont utilisés par les mangakas pour traduire des déplacements précipités.

2.4.1. Effet stroboscopique

Les manga se plaisent à représenter le mouvement en superposant toutes les positions d'un personnage dans la même case. On voit ainsi le bras, le visage ou les jambes d'un personnage se démultiplier dans la même case pour créer cette illusion d'un mouvement extrêmement rapide.
Cet effet « stroboscopique » n'est pas l'apanage du manga (on le retrouve dans toute la bande dessinée franco-belge) mais il est très souvent utilisé, y compris dans les récits réalistes de mangas. L'idée est toujours de suggérer le mouvement, de le symboliser plutôt que de le reproduire.

Tezuka Osamu, L'Histoire des 3 Adolf (vol.1, p.91), Tonkam.

2.4.2. Effet de décomposition du mouvement

Parfois aussi le personnage ou l'objet en mouvement sont représentés simultanément dans leur phase de départ et leur phase finale (avec parfois une ou des étapes intermédiaires), les deux réunies par des lignes de mobilité.

Tezuka Osamu, L'Histoire des 3 Adolf (vol.1, p.97), Tonkam.
Aoyama Gosho, Detective Conan (vol.2, p.33), Kana.

Ce procédé de décomposition du mouvement (s'appuyant sur le principe de Muybridge, photographe célèbre pour ses décompositions photographiques du mouvement) suggère un déplacement très rapide, même si contradictoirement, en représentant le personnage dans plusieurs positions en une seule image, il semble le figer.

2.4.3. Effet de flou

Parfois, l'expression visuelle du mouvement passe par des effets de flou ou de brouillage de l'image : des parties du corps s'effacent, ne sont plus dessinées et sont alors remplacées par des onomatopées ou du blanc. Le bras ou le poing n'est même plus représentable car, sous entendu plus visible par l'oil humain, il est alors remplacé par une traînée de lumière ou par des formes floues.
Voulant s'apparenter au monde des images en mouvement (celui du dessin animé, de la vidéo ou du cinéma), le manga offre souvent des images aux effets similaires, cherchant à copier le rendu et les effets d'images vidéos ou photographiques. Le manga exagère à dessein cette filiation, en en exhibant les particularités voire les défauts, jouant avec des images surexposées ou sous exposées, avec des effets de contre-jours, de flous, de tremblés, etc.

Kishiro Yukito, Gunnm (vol.1, non paginé), Glénat.

La mise au point est faite sur le personnage en déplacement, le paysage devient flou.

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3. Trames et arrière-plans

3.1. Les trames

Liée à des raisons économiques et historiques, à la tradition du noir et blanc dans les arts japonais qui ont recours à la monochromie et aux lignes (contrairement à la tradition picturale occidentale), la spécificité graphique du manga réside dans le trait et dans l'utilisation du noir et blanc. Ce dessin monochrome ne se limite pourtant pas à l'opposition brute des deux teintes. Les trames, motifs codifiés, permettent de jouer sur une très grande variété de nuances.
Appelée screen tone, la trame autoadhésive se présente sous forme de feuille de points et de motifs géométriques présentant toutes les variations possibles de gris, avec différents aspects de densités et textures. Prête à l'emploi et repositionnable, elle est découpée avec précision au cutter puis collée sur la surface à tramer par simple pression (opération réalisée aussi à présent par ordinateur). Dans les studios de réalisation de mangas, des assistants sont spécialisés dans la pose de ces trames, permettant d'alléger la charge de travail du mangaka.

Toriyama Akira, L'Apprenti mangaka (p.84), Glénat.

Elles présentent un aspect technique (par leur aspect pratique et prêt à l'emploi) mais aussi un aspect symbolique (là aussi, tout un code de significations y est lié).
Les trames peuvent servir soit à « colorier » certaines parties du dessin (cheveux ou vêtements du personnage) soit à composer des arrière-plans. Elles peuvent parfois également remplacer le dessin : des éléments (paysages, ciels, bâtiments) sont créés par superposition, collage ou gommage de trames
Lorsqu'elles « colorisent » des parties du dessin, ces trames jouent le même rôle que des couleurs : elles permettent de mettre en valeur des avant ou des arrière-plans dans la case, de créer des tonalités différentes, des dégradés, des zones d'ombres, des modelés, des reflets, des effets de matière, des ambiances parfois très subtiles (il suffit de regarder l'extrême délicatesse du travail de trames de Taniguchi).

3.2. Les arrière-plans

Les arrière-plans sont des motifs abstraits qui tapissent les fonds des cases. Ils ont pour but de soutenir l'émotion ou d'amplifier l'action de la scène représentée. On peut trouver tout un ensemble d'arrière-plans prêts à l'emploi sous forme de plaques autocollantes (comme les trames).
Ils sont très variés : lignes plus ou moins denses, tourbillons, rayons divergents, motifs géométriques, halos d'étincelles, fonds noirs tourmentés ou sillonnés d'éclairs, papillons et guirlandes, etc. Ces motifs codifiés peuvent être adaptés ou renouvelés par chaque mangaka.
Les arrière-plans, en créant des effets de texture ou des jeux de contraste, accentuent des ambiances violentes, angoissantes, mélancoliques ou romantiques, etc. Les décors peuvent ainsi complètement disparaître au profit de ces arrière-fonds plus suggestifs.
(C'est le cas chez Tezuka dans les séquences émotionnellement fortes, ou lorsque l'auteur souhaite concentrer son lecteur sur un texte important, nombreux exemples dans L'histoire des 3 Adolf, volume 1, p.69, p.124, p.142, p.149). D'aucuns diront qu'elles offrent l'avantage aussi de réduire les décors à leur plus simple expression, voire même de les remplacer, permettant au dessinateur d'accélérer son rythme de production, etc.

Okazi Tatsubiro et Société pour l'étude des techniques mangas, Le dessin de manga (vol.1, p.108), Eyrolles.

Dans les shôjo, les arrière-plans floraux enjolivent les situations ou les personnages, associant des sensations à tout un langage des fleurs (la rose exprimera la sensualité, les pâquerettes la simplicité, etc.)
Ils permettent très souvent de suggérer une idylle amoureuse : l'apparition de l'être aimé s'accompagnera de l'éclosion inopinée de fleurs et la chute de pétales de cerisiers symbolisera l'étiolement de la passion, etc.

Yasawa Ai, Paradise kiss (vol.1, p.44), Kana.

Ce goût pour les décors floraux stylisés, les formes fluides et ondulées qui accompagnent et évoquent la Femme serait issu de la forte influence qu'exerça l'Art nouveau sur les magazines de modes féminins japonais et les affiches publicitaires et par ce biais, sur le shôjo manga. Le célèbre affichiste français, Alphonse Mucha, connu pour l'exubérance de ses arabesques, son art d'entrelacer les fleurs et végétaux pour mettre en valeur de gracieuses créatures, est une source d'inspiration forte et revendiquée par le studio Clamp qui reproduit des compositions directement héritées de Mucha.

Les spécificités graphiques et narratives relevées ici ne sont en aucun cas un ensemble de règles que le mangaka aurait absolument à respecter. De même, il ne suffit pas de saupoudrer un récit dessiné de ces procédés pour avoir la garantie de réussir un manga.
Ces caractéristiques (qui sont loin ici d'être exhaustives), relevées au fil de lecture de mangas traduits en France, convergent à établir ce constat : le manga développe une conception narrative originale dont l'esthétique est entièrement au service du récit. Fondé sur l'expressivité et la lisibilité des images et sur une conception efficace de leurs enchaînements, ce mode de narration joue sur des effets de rythme du récit et de la lecture, stimulant les capacités d'observation du lecteur par une grammaire visuelle cocasse et extravagante.
Le manga qui partage bien des principes communs avec la bande dessinée américaine et européenne a bousculé néanmoins nos habitudes de lecteurs de bande dessinée. Outre un attrait pour l'ampleur des récits, leur variété thématique, les personnages récurrents, ce sont surtout l'exubérance des mises en page, la gestion de la temporalité du récit et le mélange spontané des styles graphiques qui ont déconcerté, étonné ou séduit le lecteur français.
Le manga, par ses caractéristiques graphiques et narratives, permet d'ouvrir des voies nouvelles à la bande dessinée française et européenne. Il a déjà favorisé l'évolution de certaines options éditoriales figées jusqu'alors. En effet, au niveau « physique », les manga ont stimulé l'émergence dans le monde de la bande dessinée d'une variété de formats. En bouleversant le sacro-saint calibrage d'albums (en 48 ou 62 pages), les manga donnent la possibilité à des récits de se développer avec ampleur, sur des centaines de pages. Ils ont aussi prouvé que le noir et blanc n'était pas un obstacle à l'intérêt des plus jeunes lecteurs, accompagnant favorablement une tendance de la bande dessinée contemporaine (issue de la bande dessinée alternative).
Et il est fort probable que dans l'avenir la conception narrative que le manga développe soit absorbée et mûrie par des auteurs européens et donne lieu à de nouvelles explorations dans le champ de la bande dessinée.


Titres cités dans le chapitre, permettant d'en en savoir plus (Cf. bibliographie « Livres de référence sur les manga ») :

. Animeland Hors-Série n°5, Anime Manga Presse, 2003.
Chapitre étudiant les spécificités narratives du manga.
. Le Guide Phoenix du manga. - Asuka, 2005. Deux chapitres consacrés aux spécificités narratives et graphiques du manga reprenant l'article d'Animeland. Le plus complet sur le sujet.
. TORIYAMA Akira. - L'apprenti mangaka : l'art du manga. - Glénat, 1997 (Mangas).
Quelques pages concernant le rôle des trames, la représentation du mouvement, etc. S'adresse aux dessinateurs en herbe, mais aussi à tous ceux qui veulent en savoir un peu plus sur les spécificités graphiques et narratives du manga.
. Le dessin de mangas. - Société pour l'étude des techniques mangas - Eyrolles.
Cette méthode pour s'initier au dessin de manga en 12 volumes explicite parfaitement - entre autre- le rôle des trames et des arrière-plans.
. Marc BERNABE. - Le Japonais en Manga : cours élémentaire de japonais au travers des mangas. - Glénat, 2005.
Pour comprendre la complexité de la langue japonaise et en particulier les problèmes de traduction des onomatopées.
. Scott Mac CLOUD. - « L'art invisible : comprendre la bande dessinée ». - Vertige Graphic, 1999.
Essai en bande dessinée sur le langage de la bande dessinée. Des précisions intéressantes sur la représentation du mouvement et la gestion du temps dans le récit de manga.

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